Pas mal de personnalités qui ont joué ou jouent un rôle important en informatique sont déjà bien moins connues comme Steve Wozniak, Steve Ballmer (ça fait beaucoup de Steve), Eric Schmidt, Vinton Cerf, Tim Berners-Lee...
Enfin, les acteurs majeurs de la discipline sont totalement inconnus du grand public comme Gordon Moore, Ken Olsen, Mitch Kapor, Ivan Sutherland, Alan Kay, Mark Weiser ou Douglas Engelbart.
Ce dernier a disparu le 2 juillet 2013 à l'âge de 88 ans, c'est l'occasion de rappeler le rôle qu'il a joué en informatique et en particulier dans le domaine de l'interaction homme-machine.
D. Engelbart - Présentation de NLS en 1968 |
Quand vous demandez à quelqu'un ce qu'a fait Doug Engelbart, il y a peu de chance qu'il vous réponde correctement et si vous demandez qui a inventé la souris, il n'y a pas plus de chance qu'on vous réponse Doug Engelbart.
Pourtant, il y a des milliards de personnes qui utilisent la souris (vous me direz qu'il n'y a pas plus de chance qu'on vous réponde que l'inventeur du réfrigérateur est Carl von Linde) !
En revanche, si vous demandez à un informaticien quel serait son guru ou son modèle, peu vous répondront Steve Jobs, Bill Gates, Mark Zuckerberg, mais sans doute que plusieurs évoqueront Doug Engelbart, et si vous posez la question à un spécialiste de l'interaction homme-machine, c'est peut-être le nom qui reviendra le plus.
Si Doug Engelbart est un modèle pour beaucoup, c'est parce qu'on lui doit bien plus que la souris. En fait, dans les années 60, il a fait prendre à l'informatique le virage des interfaces graphiques. Pour lui, ce type d'interface n'était pas une fin, mais un moyen de réaliser sa vision. Il voulait concevoir un système capable d'améliorer les capacités cognitives humaines. Cette vision avait une origine précise, c'était le projet Memex (MEMory EXtender) développé par Vannevar Bush dans les années 40.
Memex était un concept d'ordinateur analogique (les ordinateurs numériques n'existaient pas encore) permettant de naviguer dans une grande quantité de documents sous forme de microfilms (en quelque sorte un précurseur de l'hypertexte), pour Bush, c'était une forme d'extension de la mémoire humaine.
Doug Engelbart avait passé une partie de son service militaire aux Philippines en tant qu'opérateur radar, s'ennuyant passablement, il avait lu l'article As We May Think publié en 1945 par Vannevar Bush dans Life magazine qui décrivait le projet Memex.
En 1959, Engelbart entre au Stanford Research Institute (aujourd'hui SRI International), en 1961, il créé l'Augmentation Research Center (on retrouve dans le nom la notion d'augmentation des capacités humaines) au sein duquel il dirige jusqu'en 1968 le projet NLS (oN Line System) qui peut être vu comme la réalisation numérique du projet Memex de Vannevar Bush.
C'est le 8 décembre 1968, à San Francisco, lors d'une démonstration faite par Doug Engelbart que le monde informatique découvrira le projet NLS. Le côté spectaculaire, pour l'époque, de cette démonstration fit que depuis elle est appelée "la mère de toutes les présentations" (the Mother of All Demos). Ce premier one man show de l'histoire de l'informatique (il reçut une ovation debout) préfigura les fameuses keynotes de Steve Jobs.
Le travail d'Engelbart, dans les années 60, ne se résume donc pas à l'invention de la souris mais à la conception et la réalisation du système NLS qui est en quelque sorte l'ancêtre des interfaces graphiques, de l'hypertexte et des ordinateurs en réseau. La démonstration aborde des sujets révolutionnaires,pour l'époque, comme le traitement de texte, le courrier électronique, la travail coopératif et la vidéoconférence.
Quand les ordinateurs de l'époque en sont encore aux cartes perforées, aux écrans en mode caractère, NLS utilise un écran graphique, une souris et un clavier à accord.
En quoi le projet NLS est exceptionnel, quelles leçons pouvons-nous en tirer aujourd'hui ?
- NLS est d'abord un projet qui a réussi car il était dans un écosystème favorable (bon financement, liberté d'engager une petite équipe, carte blanche pour une recherche sur Augmenting Human Intellect, pas de contraintes administratives).
- NLS a réussi également car son concepteur avait une vraie vision à long terme forgée 15 ans plus tôt (en rupture avec les ordinateurs de l'époque et poursuivant la quête d'augmentation des capacités humaines).
- NLS a réussi car il n'a pas cherché à améliorer un peu les caractéristiques des systèmes de l'époque, mais a cherché à les changer radicalement (il n'a pas essayé d'afficher mieux les caractères à l'écran mais à afficher des symboles manipulables directement).
- Engelbart, à la fin de la 2e guerre mondiale, constatait que le monde changeait, que les problèmes à résoudre étaient plus complexes, il pensait donc qu'il était urgent de trouver une solution technologique pour augmenter nos capacités cognitives.
- Engelbart qui, militaire, avait travaillé sur des consoles radar, avait trouvé logique d'utiliser un écran graphique et un dispositif de pointage alors qu'un informaticien "normal" n'aurait certainement jamais eu ces idées "saugrenues".
Que pouvons-nous dire de plus sur cette fameuse souris ?
Souris de Doug Engelbart réalisé par Bill English en 1963 |
Souris 3 boutons utilisée en 1968 |
3 dispositifs d'entrée du système NLS |
Test d'un dispositif actionné au genou |
- Elle apparaît dans le projet NLS en 1963, elle fait l'objet d'un dépôt de brevet du SRI en 1967 (enregistré en 1970) sous le nom de dispositif de position x,y pour écran (x,y position indicator for a display system). Engelbart en a l'idée en 1961 alors qu'il "révasse" en assistant à une conférence sur l'informatique graphique. Il imagine deux roues qui en se déplaçant sur une surface mesureraient une distance comme le fait un planimètre.
- En bon chercheur Engelbart comparera pas mal de solutions de contrôle du curseur à l'écran, déjà existantes ou développées par son équipe : des pédales, un dispositif actionné par le genou, un Graficon (tablette graphique de BBN), un stylo optique ou encore un joystick. En terme de précision et de vitesse, la souris d'Engelbart l'emporta largement. La souris n'est donc pas le 1er dispositif de pointage (le stylo optique, le joystick ou le trackball sont plus anciens), mais le plus efficace dans un contexte d'ordinateur de bureau.
- Engelbart n'a pas choisi la souris pour son utilisabilité, son côté intuitif, mais seulement pour son efficacité. En fait l'usage de la souris n'est en rien intuitif et encore moins celle du système NLS qui avait 3 boutons.
- Engelbart voulait utiliser au mieux les capacités humaines, en particulier exploiter au mieux les 5 doigts de chaque main. Il a donc réalisé des souris avec 3 ou 5 boutons. Il a trouvé que 3 boutons pouvaient suffire. Xerox a repris ce type de souris sur l'Alto en 1973, puis Xerox a proposé une souris avec 2 boutons sur le Star en 1981, avant qu'Apple en 1984 ne sorte une souris à un bouton sur le Macintosh (ce qui montre que la première solution n'est jamais la plus simple).
- Engelbart avait le souci de la performance bien plus que de l'utilisabilité, pour entrer efficacement du texte, il comptait sur un clavier à accord (chorded keyboard). Il était aussi fier de ce clavier que de sa souris. Il pensait que l'utilisateur ferait l'effort d'apprendre à utiliser ce type de clavier très efficace qui permettait d'entrer un caractère par un simple accord (un appui simultané sur une à cinq touches du chorded keyboard). Sur ce point, il s'est totalement trompé, l'utilisateur a adopté la souris, mais le clavier à accord a été rejeté par tous, même des utilisateurs professionnels (un prochain billet sur ce blog développera ce point).
- Engelbart s'étonnait que le terme souris lancé spontanément ait été immédiatement adopté au sein de son équipe. Il avouait ne plus savoir qui l'avait utilisé en premier. En revanche, le terme bug qui désignait le curseur à l'écran n'a pas survécu au projet NLS.
Son réel objectif était de rendre l'humain plus performant dans ses activités cognitives. Toute sa vie, il a cherché à concevoir des outils améliorant la communication et la collaboration humaine pour permettre à l'humanité de résoudre des problèmes toujours de plus en plus complexes.
C'est désormais aux grands acteurs de l'informatique d'aujourd'hui de poursuivre cette grande vision pour l'humanité.
1 commentaire:
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